Luc Gerard, le businessman aux racines congolaises
Ce puissant patron installé à Bogotá, en Colombie, revient peu à
peu aux affaires dans sa RD Congo natale.
Dans un salon privé de l’un des derniers étages du géant Fleuve Congo Hotel
de Kinshasa, dos tourné à Brazzaville, l’entrepreneur prend le temps de poser
pour notre photographe. Décontracté. Quelques minutes plus tôt, il admirait
l’horizon, suspendu comme un petit garçon aux battements d’ailes du corbeau qui
disparaissait devant ses yeux émerveillés.
L’image contraste avec celle de l’homme pressé que tout le monde voulait
rencontrer, il y a peu, au siège de la Fédération des entreprises du Congo. Ce
jour-là, Luc Mputu Nyafe Gerard dit Luc Gerard (parce que « les gens ont
voulu m’européaniser », justifie-t-il), hôte de marque du forum Sultani Makutano, était venu partager son expérience
avec les chefs d’entreprise africains présents dans la capitale congolaise.
Dans la salle, il se murmurait que l’orateur pèserait quelque
600 millions de dollars (environ 570 millions d’euros). Les astuces
pour réussir et le « parcours improbable » de cet entrepreneur de 45
ans passionnaient naturellement l’assistance.
Carrière atypique
Qui aurait parié sur ce gamin né d’une mère congolaise à Boende, une
bourgade perdue dans le nord-ouest de la RD Congo ? « Si on s’interroge
sur l’avenir du petit Luc à ce moment-là, avance l’homme d’affaires, qui
n’hésite pas à parler de lui à la troisième personne, le plus probable, c’est
qu’étant métis il aurait trouvé un job dans une plantation d’hévéas. »
Il me fallait prendre un risque et devenir entrepreneur
La probabilité est d’autant plus forte que son père, un « vieux Belge
arrivé au Congo dans les années 1950 », était lui-même un planteur de
café. Mais le paternel songe à un autre avenir pour son rejeton. À 6 ans, Luc
débarque à Kinshasa pour y poursuivre sa scolarité. Diplôme d’État (équivalent
du bac) en poche, il s’envole pour la Belgique et s’inscrit dans une
prestigieuse école de gestion bruxelloise, l’ICHEC.
Il enchaîne en parallèle des jobs d’étudiant : cuistot dans un restaurant
mexicain, agent d’entretien des égouts, portier, barman… « À la fin des
années 1980, se souvient-il, les fast-foods comme McDonald’s et Quick
refusaient encore parfois d’employer des Noirs. » Métissé, il reste un
« homme de couleur ». Mais cela ne l’empêche pas de décrocher son
diplôme d’ingénieur.
Entre le Zaïre en crise et la Belgique raciste
Avec « de grands rêves, à 23 ans », il décide de revenir au pays
pour relancer les activités agro-industrielles dans sa province natale de
l’Équateur. Il trouve un Zaïre en lambeaux, le régime de Mobutu à l’agonie.
Plus rien ne fonctionne en ce début des années 1990. Têtu, il parvient tout de
même à acheminer quelque 20 tonnes de café marchand à Kinshasa. Mais la
cargaison lui est extorquée.
Est-ce parce qu’il soutenait l’avènement d’une alternance pacifique à la
tête de l’État ? Toujours est-il qu’il envisage sérieusement, avec une bande
d’amis, de lancer un parti politique : le Mouvement indépendant pour la
reconstruction du pays (MIR). Le projet n’aboutit pas. Luc décide de repartir
pour la Belgique. L’aventure zaïroise l’a beaucoup endetté. Il est embauché par
la Banque Bruxelles Lambert (BBL).
Ambitieux et pressé, il explique un jour au vice-président de l’entreprise
que, dans les dix prochaines années, il se voit dans son fauteuil. Son
interlocuteur lui rétorque qu’il serait inimaginable de placer un « homme
de couleur » à la tête d’une banque traditionnelle belge. Il claque la
porte. La Belgique, avec son intolérance persistante à la mixité, devient
subitement « trop petite » pour lui.
Carrière chez Philip Morris
En 1998, il est recruté chez Philip Morris après avoir entamé quelques
années plus tôt sa « carrière internationale » au service de
Caterpillar. Le géant de la cigarette l’affecte d’abord à Lausanne avant de le
faire monter au siège new-yorkais et finalement à Bogotá, où il officie comme
directeur général. Il n’a que 33 ans, mais l’idée de lancer sa propre
boîte lui trotte dans la tête.
Les institutions, en Colombie, fonctionnent, et la société civile a su
réagir pour que le pays ne devienne pas un narco-État
« J’avais l’impression de n’avoir rien fait de ma vie. Il me fallait
prendre un risque et devenir entrepreneur », confie-t-il aujourd’hui. Père
de famille (il a déjà deux enfants à l’époque), ce cadre nomade voulait aussi
avoir une « racine » quelque part.Il rachète alors une entreprise
pharmaceutique d’une valeur de 500 000 dollars à Bogotá.
Souvenir du pays
« J’ai choisi de rester en Colombie parce que j’y ai trouvé un possible
Congo : même climat, beaucoup de problèmes internes. Même si, à la différence
de la RD Congo [où il vient de lancer depuis quelques mois le Strategos medical
solutions, un “modèle de santé low cost”], les institutions, en Colombie,
fonctionnent, et la société civile a su réagir pour que le pays ne devienne pas
un narco-État », relève celui qui a fondé plus tard Tribeca Asset
Management, devenu aujourd’hui l’une des plus grandes sociétés d’investissement
d’Amérique latine.
Pin’s de la RD Congo sur sa veste, Luc Gerard semble de plus en plus attaché
à son pays d’origine. À la fin de l’entretien, il se tourne vers notre
photographe et lui propose un tour du Congo en photos, avec possible mise à
disposition d’un hélico. Mission assignée, à ses frais : « réaliser un
livre qui célèbre la beauté du territoire ». Une manière, peut-être, de se
réapproprier son pays.
SOURCE +Jeune Afrique
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